12. Une escalade inacceptable
Les autorités étaient tiraillées entre leur désir de voir la mission porter ses fruits avant que Sauvez la Terre ne frappe à nouveau et la nécessité d’agir avec précaution. Toute action précipitée était susceptible d’éveiller les soupçons des Survivants, de compromettre les étapes suivantes de la mission, voire d’entraîner la destruction de preuves capitales.
Deux jours durant, James se contenta de manifester discrètement sa sympathie à l’égard de Ruth et Adam. La jeune fille répondit de bonne grâce à ses questions concernant la communauté où elle vivait et lui remit une brochure de présentation intitulée Les Survivants mythes et réalités. James la consulta lors d’un interclasse, mais se garda de faire le moindre commentaire.
***
James était un garçon de taille normale pour son âge, mais l’entraînement reçu à CHERUB avait fait de lui un athlète à la silhouette massive et musculeuse. Il avait beau adopter le comportement d’un élève solitaire et fragile, aucun de ses camarades, pas même les plus turbulents, ne vint lui chercher querelle.
Dana remit sèchement à leur place les quelques soupirants qui se mirent en tête de la courtiser.
Lauren, elle, éprouva davantage de difficultés. Suite à un malentendu survenu lors des échanges d’informations entre CHERUB et l’ASIS, sa date de naissance avait été reculée d’une année. L’erreur ayant été détectée tardivement, ses faux papiers d’identité n’avaient pu être réédités, et elle avait atterri en classe de cinquième, en compagnie d’élèves âgés de douze à treize ans.
Son niveau scolaire lui permettait largement de suivre les cours, mais sa peau pâle, son accent anglais prononcé et sa petite taille firent d’elle la cible d’incessantes attaques verbales et lui valurent le surnom de Rosbif.
Le vendredi matin, tandis qu’elle attachait son vélo, Mélanie et Chrissie, deux filles de treize ans à la poitrine et au fessier surdéveloppés, la bousculèrent violemment.
— Foutez-moi la paix ! dit Lauren, hors d’elle.
— Foutez-moi la paix, répétèrent les filles d’une voix aiguë.
Les deux persécutrices la harcelèrent jusqu’à la salle de classe, puis s’assirent à la table située derrière elle. Le professeur de mathématiques distribua une feuille d’exercices. Lauren sortit sa trousse et son manuel, puis avala un bonbon à la menthe.
— Je peux en avoir un ? demanda Mélanie d’une voix mielleuse.
Lauren, qui souhaitait éviter les ennuis, lui tendit à contrecœur le sachet de friandises. La jeune fille se servit puis le remit à Chrissie.
— Eh ! protesta Lauren.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, minus ? répliqua Chrissie en passant le paquet à un groupe de garçons.
— Rosbif paye sa tournée générale ! s’exclama-t-elle.
Les bonbons furent liquidés en quelques secondes. Le prof se tourna vers les élèves.
— Qu’est-ce que vous mâchez, vous tous ?
— Ils sont à Lauren, monsieur, dit Mélanie.
L’enseignant fronça les sourcils.
— Lauren, je sais que tu es nouvelle, mais si tu avais lu le règlement intérieur, tu saurais qu’il est interdit de manger en classe.
Dès que l’homme se fut tourné vers le tableau, Mélanie adressa un doigt d’honneur à son souffre-douleur.
— Salope, répliqua Lauren.
— Tu ne vas quand même pas te mettre à pleurer, Rosbif ?
— Ferme-la, ou je te claque la gueule.
Mélanie éclata de rire.
— Arrête, tu ne m’arrives même pas aux nichons.
Lauren était ivre de rage. Tenir le rôle d’une jeune fille calme et effacée dans ces circonstances exigeait une force de caractère hors du commun.
Elle se raccrocha à des pensées positives. Elle devait garder à l’esprit que cette mission de grande ampleur pouvait faire d’elle l’un des plus jeunes T-shirts noirs de l’histoire de CHERUB. Dans quelques mois, elle rirait de ces mésaventures en compagnie de Bethany.
— Allô, Lauren, ici la Terre ! brailla le professeur. Arrête de regarder dans le vide et recopie le schéma au tableau, s’il te plaît.
Elle saisit son stylo et sa règle, puis commença à tracer une droite sur une page vierge de son cahier d’exercices. Soudain, elle ressentit une violente douleur au coude. Elle leva le bras et vit une goutte de sang couler le long de son avant-bras. Elle comprit que Mélanie l’avait piquée avec la pointe de son compas.
Elle était sous le choc. Jusqu’alors, ses persécutrices s’étaient contentées de provocations verbales et de bousculades sans réelles conséquences. Cette agression physique constituait une escalade inacceptable. Elle parvint à contenir son désir de riposter et épongea le sang avec un Kleenex.
— Alors, qu’est-ce que tu vas faire, Rosbif ?
Lauren resta muette. Malgré la vive douleur que lui causait la blessure, elle se mordit la lèvre et se pencha sur son cahier d’exercices.
Elle devait se concentrer sur la mission.
— Rosbiiiiif, chuchota Mélanie en brandissant son compas, prête à la piquer de nouveau.
Cette fois, Lauren se tenait sur ses gardes. Elle poussa sa chaise en arrière, se leva d’un bond, saisit d’une main le poignet qui tenait l’arme, puis frappa Mélanie au visage avec une telle violence que sa victime bascula sur le côté, retombant mollement sur les cuisses de sa voisine Chrissie.
— Voilà ! Ça te suffit ou tu en veux encore ? gronda Lauren, les poings serrés, en la défiant du regard.
À la vue du flot de sang qui jaillissait de la lèvre fendue de Mélanie, les élèves poussèrent des jurons et des murmures épouvantés.
Lorsque la jeune fille se mit à hurler, le professeur, qui n’avait pas assisté à la scène, se précipita à son chevet.
— Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ?
— Cette malade me maltraite depuis mon arrivée au collège ! cria Lauren. Je n’en peux plus, je n’en peux plus…
Sur ses mots, elle se laissa tomber sur sa chaise et fondit en larmes. Elle n’eut guère à forcer ses talents de comédienne. Si Lauren Prince pouvait à juste titre être bouleversée par une semaine de mauvais traitements, Lauren Adams, elle, était épouvantée à l’idée d’avoir mis en péril la mission.
***
Le directeur adjoint du collège observait Lauren d’un air incrédule.
— Ainsi, tu affirmes que Mélanie t’a harcelée pendant des jours avant de te planter ce compas dans le bras. Pourquoi n’en as-tu pas parlé à ton professeur ? Ta réaction violente était totalement inappropriée.
— J’en ai conscience.
— Mélanie a reçu trois points de suture à la lèvre. Dans des circonstances normales, ce comportement t’aurait valu une exclusion immédiate et définitive. Cela dit, je ne peux nier que tu as subi une agression sérieuse, et je ne te cache pas que Mélanie et Chrissie n’en sont pas à leur coup d’essai. En outre, je sais que ta famille traverse une période difficile. J’ai décidé de ne pas te sanctionner mais, en échange, je compte sur toi pour rencontrer l’un de nos conseillers scolaires. Cela te convient-il ?
Lauren hocha la tête.
— Parfait, dit l’homme. Oublions cette première semaine difficile et repartons du bon pied dès lundi.
— Merci, monsieur.
— Au fait, par simple curiosité, où as-tu appris à te battre ?
— Mon père était champion de karaté, à l’université. Il nous a montré quelques enchaînements quand on était petits, à mon frère, ma sœur et moi.